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Monde arabe

Pierre PICCININ da PRATA (Historien - Politologue)

ÉTAT ISLAMIQUE - Entretien avec Pierre PICCININ da PRATA, Rédacteur en chef du Courrier du Maghreb et de l’Orient (La Nouvelle République – décembre 2015)

Chérif Abdedaïm (La Nouvelle République) - Par une cruelle ironie du sort, les rebelles de Daech étaient jusqu’à tout récemment présentés comme « des combattants de la liberté de l’opposition » en Syrie, dévoués au « rétablissement de la démocratie » et au renversement du gouvernement laïc de Bachar al-Assad. Comment expliquer le fait qu’aujourd’hui Daech est dépeint comme l’ennemi des États-Unis et du monde Occidental?

Pierre Piccinin da Prata - Je ne suis pas d’accord avec cette affirmation selon laquelle l’État islamique –dénommé « l’État islamique en Syrie et en Irak », à l’origine- aurait à un certain moment été considéré comme un élément de « l’opposition démocratique » en Syrie. Si Laurent Fabius, le ministre français des Affaires étrangères, a pu dire qu’al-Nosra « faisait du bon boulot » (probablement par ignorance des réalités du terrain), n’oublions pas que, très tôt, les États-Unis ont placé al-Nosra sur la liste des organisations terroristes.

Pour ma part, en tout cas, j’ai toujours fait la distinction entre : d’une part, l’Armée syrienne libre (l’ASL), les rebelles laïcs et démocrates que j’ai rencontrés pour la première fois à Homs, en décembre 2011, là où la rébellion armée commençait effectivement à cette époque déjà, et, par la suite, dans plusieurs autres gouvernorats de Syrie, à maintes occasions, et à Alep en particulier, le fief principal de l’ASL, où j’ai réalisé plusieurs reportages, en juillet et août 2012 notamment, en tant que correspondant du journal belge Le Soir. Et, d’autre part, les factions islamistes, qui ont commencé à s’imposer dans le conflit syrien dès la fin de l’été 2012, et dont j’avais pu constater la prédominance, devenue incontestable, à partir de novembre 2012. J’avais notamment eu l’opportunité d’accompagner sur les lignes de front des katiba (brigades) de Jabhet al-Nosra (disons la « branche syrienne d’al-Qaeda », même si la structure d’al-Nosra est certainement plus complexe et nébuleuse en réalité) et d’Ahrar as-Sham, par exemple… Des mouvements moins radicaux aussi, comme al-Farouk, que j’avais rencontré à Idlib, en janvier 2013, et Liwa al-Towheed, avec les combattants duquel j’avais passé plusieurs semaines à Alep… Ceci pour dire que la rébellion est très plurielle et qu’il faut être précis si l’on veut en appréhender les composantes.

En réalité, je crois que l’on peut même parler de plusieurs rébellions, qui s’opposent parfois les unes aux autres et se combattent : les islamistes d’al-Nosra se sont divisés et certains combattent aujourd’hui l’État islamique, tandis que d’autres en ont rejoint les rangs; al-Nosra s’est souvent attaqué à l’ASL, qui combat aussi, régulièrement, contre l’État islamique…

Il faut donc bien dissocier l’ASL –ou, du moins, le peu qu’il en reste- des islamistes et, en particulier, de l’État islamique.

Les combattants de l’ASL sont, de mon point de vue, les seuls démocrates, de véritables démocrates. Je les ai assez fréquentés pour en témoigner.

Hélas pour le peuple syrien, ces démocrates n’ont reçu aucune aide, d’aucun État, pas même de l’Occident (ou, vraiment, si peu); alors que les islamistes d’al-Nosra et de l’État islamique ont été soutenus par de riches hommes d’affaires wahhabites issus des monarchies du Golfe, l’Arabie saoudite, le Qatar, le Koweït… Par la Turquie, aussi, qui appuie aujourd’hui encore l’État islamique dans le cadre d’une politique pro-sunnite et néo-ottomane absolument folle… Les islamistes ont ainsi pu s’armer, profitant du trafic en provenance de Turquie, du Liban, d’Irak, et monter en puissance, attirant à eux de nombreux combattants de l’ASL découragés, qui se sont alors islamisés.

Le basculement dans le rapport de force entre l’ASL et les islamistes a eu lieu à la fin de l’année de 2012 déjà; et, au printemps 2013, l’avènement de l’insurrection islamiste en Syrie était consommé. Et l’on peut dire que, désormais, le conflit syrien se résume en une lutte à mort entre le régime du président al-Assad et ces factions islamistes qui, pour la plupart, se sont regroupées sous la bannière noire de l’État islamique.

Les Occidentaux, qui sont aujourd’hui directement menacés par l’idéologie antioccidentale et expansionniste de l’État islamique, commencent d’ailleurs à le comprendre fort bien; et même la France de François Hollande, très « amie » du Qatar et de l’Arabie saoudite et qui a vertement fustigé le régime syrien depuis 2011, est à présent obligée de revoir sa politique et de reconnaître que, sur le terrain, la seule force capable de faire barrage à l’État islamique, c’est l’armée régulière syrienne.

Ch. Abdedaïm (LNR) - Les milices de Daech, qui sont actuellement la cible présumée d’une campagne de bombardements des États-Unis et de l’OTAN en vertu d’un mandat de « lutte contre le terrorisme », ont été et sont toujours soutenues clandestinement par les États-Unis et leurs alliés. Ne s’agit-il pas là d’une contradiction ?

PPdP - À ma connaissance –et pour avoir été sur le terrain des opérations plus qu’à mon tour-, ni les États-Unis ni aucune puissance occidentale n’a jamais soutenu l’État islamique. Mais leurs alliés du Golfe, par contre, certainement.

Il ne faut pas exagérer ni les intentions ni le rôle des États-Unis dans le conflit syrien –ni non plus, d’ailleurs, en général, dans les événements de ce que l’on a appelé le « Printemps arabe » : Washington a été surprise par ces événements et prise de court, comme l’illustre parfaitement la « révolution » égyptienne et les tergiversations concernant le sort de Moubarak, finalement lâché, au dernier moment, en faveur des Frères musulmans qui s’étaient imposés face à l’armée; les États-Unis n’avaient rien vu venir, rien préparé, et, lorsque les événements se sont précipités, la Maison blanche a réagi au coup par coup, maladroitement parfois, comme ce fut aussi le cas en Tunisie. Ainsi, dans le cas de la Syrie, les États-Unis n’ont jamais eu de plan pour renverser le régime baathiste; c’est pourquoi ils n’ont pas soutenu l’ASL. Leur objectif était plus modestement d’affaiblir le régime syrien, à la faveur de la révolution, et de l’amener progressivement à infléchir sa politique pro-russe et pro-iranienne. Par ailleurs, Washington n’a pas non plus vu venir la vague islamiste; si cela avait été le cas, il est certain que les États-Unis auraient appuyé davantage les rebelles laïcs.

La position la plus ambigüe, dans cette problématique, c’est celle de la Turquie. Ankara ambitionne de redevenir le pivot du monde sunnite, de reprendre au Caire cette position centrale. C’est pourquoi l’AKP d’Erdogan a systématiquement soutenu les révolutions islamistes : Ennahdha en Tunisie, les Frères musulmans en Syrie et en Égypte… Erdogan n’a d’ailleurs pas encore réussi à avaler le renversement de Mohammed Morsi par le coup d’État militaire du maréchal al-Sissi.

Cette politique turque est non seulement ambigüe, mais elle est aussi devenue absurde : les Frères musulmans, par exemple, ont échoué partout; et la politique d’Erdogan en la matière ressemble à une course folle et désespérée… Qu’attend-il de son soutien à l’État islamique? Ankara lui achète clandestinement son pétrole (avec l’aide, par ailleurs, de la faction kurde PDK de Barzani, le président de l’autorité kurde autonome d’Irak, qui laisse le pétrole transiter depuis l’État islamique, à travers le Kurdistan irakien, jusqu’en Turquie). Ankara aide aussi l’État islamique militairement, contre les Kurdes et les milices chrétiennes de Syrie, notamment, comme j’ai pu le constater cette année lors d’un reportage dans le nord-est de la Syrie : des cargaisons d’armes continuent d’affluer de Turquie à destination de l’État islamique, avec la bénédiction des services secrets turcs, et la Turquie fournit aussi une aide logistique aux combattants de l’État islamique, des faits bien documentés qui impliquent sans aucun doute qu’il existe une coordination militaire entre la Turquie et l’État islamique.

J’ignore exactement ce que la Turquie espère retirer de cette politique, mais il est certain qu’elle joue avec le feu… L’État islamique n’a idéologiquement aucune affinité avec l’islamisme « modéré » promu par l’AKP.

Ch. Abdedaïm (LNR) - Peut-on adopter une posture morale lorsqu’il s’agit de Damas et fermer les yeux sur ce que font Doha et Ryad ?

PPdP - C’est bien évidemment une question d’argent… Et c’est tout l’art, en politique internationale, de défendre tout et son contraire en gardant son sérieux.

Ce n’est pas moi qui défendrai la dictature syrienne; mais je ne le ferai pas plus des monarchies absolues qui gouvernent dans le Golfe. Les ONG de défense des Droits de l’Homme n’ont de cesse de dénoncer les violations des droits humains qui se succèdent dans ces pays. Et, bien évidemment, le financement des organisations islamistes sunnites par ces gouvernements est de notoriété publique… Des organisations qui pratiquent le terrorisme et tuent des citoyens en Occident et dans le Maghreb.

Mais peut-être les choses commencent-elles à changer.

Je ne fais pas ici allusion à la politique de l’Arabie saoudite, qui avait abandonné les Frères musulmans en Égypte pour soutenir al-Sissi; la politique de Ryad est en effet en train de s’inverser à nouveau, depuis l’accession au trône du nouveau roi et le remaniement complet de l’équipe du palais qui, face à l’Iran qui gagne des points au Yémen, en Syrie et en Irak, a décidé de revenir à sa politique de soutien des Frères musulmans et aussi du terrorisme islamiste.

Je parle de la position de Washington, qui commence à frapper du poing sur la table : Obama a déjà mis les points sur les i à Erdogan, qui, durant un temps, avait même refusé l’utilisation des aéroports militaires turcs aux avions de la coalition internationale déployée contre l’État islamique. Washington est également en train de se montrer plus ferme avec son allié saoudien.

La menace que constitue l’État islamique est devenue plus lourde de conséquences que le maintien des bonnes relations avec Ryad -qui pèsent d’autant moins que Washington est en train de trouver un terrain d’entente avec Téhéran.

Ch. Abdedaïm (LNR) - On dit souvent qu’on ne combat pas une maladie en s’attaquant aux symptômes, mais bien en éliminant les causes ou le substrat. Vouloir apporter une solution au problème sans dénoncer le rôle essentiel que jouent ces États (l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie, trois alliés majeurs de l’Occident, des États-Unis et de la France) qui soutiennent l’EI est absolument vain. C’est une fuite en avant irresponsable de la part de ces trois pays qui voient leur stratégie contrée par l’entrée en jeu de Moscou. Face à cette situation peut-on réellement éradiquer Daech ? Et si oui, comment ?

PPdP - Militairement, l’action déterminée de la Russie est essentielle; de même que l’intervention de l’Iran de plus en plus présent en Irak.

D’un autre côté, les attentats de Paris ont provoqué un électrochoc en Occident, qui a débouché, non seulement, sur un rapprochement désormais officiel avec Moscou, même de la part de la France, mais aussi sur une prise de conscience, qu’il est devenu impératif de faire concrètement la guerre à l’État islamique, que l’État islamique n’est pas seulement un problème arabe, qui se limiterait au Moyen-Orient, et qu’il faut dès lors déployer les moyens militaires nécessaires à son éradication.

La vaste coalition militaire internationale qui est ainsi en train de se constituer de fait aura les moyens d’impressionner la Turquie et l’Arabie saoudite et de combattre l’État islamique avec efficacité. Cette coalition s’élargira encore : elle impliquera d’autres régions du monde, comme le Maghreb, sans aucun doute, lui aussi touché par l’État islamique, présent en Libye, en Tunisie, et aussi l’Égypte, confrontée à l’État islamique dans le Sinaï et qui est déjà en relation active avec Moscou.

Toutefois, on ne vaincra pas l’État islamique sans l’envahir, c’est-à-dire sans occuper son territoire par l’envoi de troupes au sol. Une opération de grande ampleur qui demanderait le déploiement de milliers de soldats de cette coalition. Car les frappes aériennes ne sont pas suffisantes : comme j’ai pu m’en rendre compte en Irak, elles sont très efficaces en terrain découvert, en plaine, lorsque des colonnes de véhicules progressent sans aucune protection –rappelons que l’État islamique ne dispose d’aucune force aérienne et que la coalition internationale possède seule la maîtrise du ciel, ce qui, dans une guerre moderne, est un atout extraordinaire. C’est ainsi qu’Erbil, la capitale du Kurdistan irakien a été sauvée de l’invasion des combattants islamistes qui n’étaient plus qu’à une vingtaine de kilomètres de la ville lorsque l’aviation états-unienne a commencé de frapper. Mais, en zone urbaine, les frappes deviennent aléatoires… Des civils sont touchés… Les combattants ennemis se dispersent dans les agglomérations, se dissimulent et ne peuvent plus être ciblés…

C’est là le point d’achoppement de cette politique militaire : quel État occidental acceptera-t-il de risquer ses soldats contre l’État islamique et de les engager face à une guérilla totale?

La donnée fondamentale que l’on n’évoque que très rarement, en effet, et qu’il faut cependant garder à l’esprit, c’est que les populations sunnites des régions déjà investies par l’État islamique ne lui sont pas hostiles! Dans leur grande majorité en tout cas. Principalement parce que ces populations sunnites ont été soumises, en Syrie, à un régime dominé par les Alaouites et en tout cas très lié à l’Iran chiite et, en Irak, depuis l’invasion du pays par les États-Unis en 2003, au gouvernement chiite de Nouri al-Malaki, porté au pouvoir par Washington et qui a chassé les Sunnites de Bagdad et presque totalement de l’armée –dans les régions sunnites d’Irak, l’armée irakienne, essentiellement constituée de Chiites, s’est comportée comme une armée d’occupation, brimant et rançonnant la population. L’État islamique est donc apparu comme un « libérateur ». Mais aussi parce que le mode de vie de ces populations rurales ne diffère en fin de compte que très peu du modèle sociétal qu’impose l’État islamique; l’État islamique n’est donc pas un « problème » en soi.

Dans ces régions, l’État islamique est « chez lui »; il sera très difficile de l’en déloger.

Ch. Abdedaïm (LNR) - Détruire Daech passerait par la création d’un « Sunnistan ». C’est l’hypothèse avancée récemment par John Bolton, ancien ambassadeur américain aux Nations unies, proche des néoconservateurs. Pensez-vous que c’est une solution idéale ?

PPdP - À ce stade, c’est inévitable.

Je ne sais pas si on peu dire que c’est la solution idéale, mais il n’y en a pas d’autre… Si les populations sunnites de Syrie et d’Irak ont accueilli favorablement l’État islamique, elles sont fatiguées, aujourd’hui, de l’état de guerre permanent qu’implique la présence des djihadistes. De plus, si ces populations, dans les zones rurales, s’accommodent assez volontiers des règles religieuses imposées par l’État islamique, ce n’est pas le cas dans les villes, dont les populations étaient accoutumées à un mode de vie plus « occidentalisé ». Et, de manière générale, les structures tribales traditionnelles qui charpentaient le quotidien sociopolitique de ces populations ont été attaquées par l’État islamique, qui a imposé sa propre hiérarchie jusque très localement. Aussi, si l’opportunité se présentait, pour ces populations, de se débarrasser de la tutelle djihadiste mais tout en ayant la garantie de ne pas retomber sous la coupe du gouvernement de Damas ou des milices chiites de Bagdad, beaucoup de chefs locaux cesseraient de soutenir l’État islamique.

C’est donc la solution pour juguler la menace globale que constitue l’État islamique, mais c’est aussi le seul avenir possible pour la région : après les atrocités commises de part et d’autre en Syrie durant la terrible guerre civile qui ravage le pays depuis près de cinq ans, une « réconciliation nationale » est tout simplement inimaginable! Les haines sont exacerbées, et pour longtemps… J’ai couvert, en tant que reporter, plusieurs conflits dans le monde; mais je n’ai jamais vu une guerre aussi féroce et inhumaine qu’en Syrie… Idem en Irak : les milices chiites se vengent sur la population lorsqu’elles reprennent un village sunnite à l’État islamique; et les Sunnites creusent des fosses communes pour les Chiites qui leur tombent sous la main… Les actes de barbarie se multiplient là-bas aussi.

Bien sûr, on pourrait envisager une autre formule, celle d’États fédéraux, avec des gouvernements régionaux qui hériteraient de la plupart des compétences communautaires… Un peu sur les modèles suisse, belge ou allemand : le gouvernement central conserverait uniquement quelques compétences essentielles à la survie de l’État, comme la Défense, les Affaires étrangères, l’Intérieur… Mais, l’Intérieur et la Défense, rien que cela, déjà, poserait problème et ferait l’objet de querelles inextricables entre les communautés…

La solution passe donc inévitablement par le redécoupage des frontières syriennes et irakiennes, par l’abolition des Accords franco-britanniques « Sykes-Picot », qui avaient consacré la fin de l’Empire ottoman, au terme de la première guerre mondiale.

Probablement le moment est-il venu de définitivement tourner la page du colonialisme et de laisser les réalités ethniques, culturelles et religieuses arabes recouvrer leurs espaces naturels respectifs.

Lien utile : La Nouvelle République

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