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Monde arabe

Pierre PICCININ da PRATA (Historien - Politologue)

SYRIE / LIBAN (analyse) – Griffes de fer à Damas ; relents de guerre civile à Beyrouth

Syrie / Liban (analyse) – Griffes de fer à Damas ; relents de guerre civile à Beyrouth (Grotius international - Géopolitique de l'Humanitaire, 5 juillet 2012)

 

Article suivi d'un entretien exclusif avec le Président de la République de Tunisie, Moncef Marzouki

 

 

Liban-Syrie-Mai-2012 1130

                                                                                                           Homs, mai 2012 © photo Pierre PICCININ

 

 

 

par Pierre PICCININ, au Liban et en Syrie (mai 2012)

 

 

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Syrie – La dictature baathiste sûre de sa victoire sur les insurgés, abandonnés à leur sort par les démocraties occidentales

 

Liban-Syrie-Mai-2012 1195 - Copie[Photo : avec l'Armée syrienne libre - Tal-Biseh (16 mai 2012)*]

 

De nombreux indices semblaient permettre de conclure que le régime syrien était en phase de mutation et se préparait à répondre aux aspirations de la société civile qui s’était manifestée, en mars, dans la foulée des événements du « Printemps arabe ».

Ainsi, le « Printemps de Damas », qui, en juillet 2000, était né de l’avènement du nouveau président syrien, Bashar al-Assad, successeur de son père Hafez, laissait présager une « révolution » douce : le rappel des exilés, invités au dialogue national ; les prémices d’une liberté de presse et la multiplication sur le net de forums pour la promotion des droits de l’homme; les velléités de s’ouvrir à la communauté internationale…

Certes, dès février 2001, la vieille garde héritée d’Hafez al-Assad a très vite mis le holà à ce printemps qui voulait tout, tout de suite. Comme me l’ont expliqué des opposants de l’époque : « nous avons cru que tout était possible ; et nous avons demandé trop, tout, trop vite ; c’était maladroit, irréaliste ; et nous avons tué le printemps ».

Cela étant, l’ouverture avait eu lieu et tout portait à penser qu’une réelle volonté de réforme animait le nouveau président, désireux de tourner la page ; Bashar, l’homme du siècle nouveau, remplaçait le vieil Hafez, l’homme de la guerre froide, guindé de soviétisme. L’espoir demeurait.

Bashar al-Assad a par la suite amorcé une révolution socio-économique, ouvert le marché syrien aux investissements étrangers, libéralisé les banques et les grands secteurs de l’industrie, signé des accords diplomatiques et commerciaux avec la Turquie, le Qatar, l’Arabie saoudite, principaux alliés des États-Unis dans la région…

La Syrie franchissait le seuil du XXIème siècle et normalisait ses rapports avec l’Occident.

Aussi, lorsque le « Printemps arabe » a atteint la Syrie en mars 2011, la majorité des Syriens, Chrétiens et Alaouites y compris, a manifesté pour réclamer la réforme des institutions et la transition vers la démocratie, certaine qu’il n’en aurait pas fallu beaucoup plus comme coup de pouce au changement.

Très rapidement cependant, la militarisation de la contestation, qui est survenue dans certaines régions dès avril-mai, comme à Jisr al-Shugur, à Maraat al-Numan ou à Homs, a déconcerté et alarmé les manifestants pacifiques, en particulier les communautés minoritaires, les Chrétiens surtout, effrayés en outre par les slogans par lesquels des imams sunnites, dans certaines mosquées, appelaient à massacrer les Alaouites et à chasser les Chrétiens de la Syrie : « les Alaouites dans la tombe ; les Chrétiens à Beyrouth ».

Une large partie de la société syrienne, à commencer par les populations des grandes villes, a dès lors cristallisé son inquiétude dans un soutien déclaré au gouvernement baathiste, garant de la laïcité, de la paix civile et de la sécurité des minorités : par peur du spectre islamiste et de la perspective d’une guerre civile ou par conviction, la plupart des Alaouites, bien sûr, les Chrétiens, les Druzes, les Kurdes, mais aussi des Sunnites ont serré les rangs derrière le président Bashar al-Assad, persuadés que le système allait s’assouplir, se mettre à l’écoute de son peuple, et que le chaos d’une révolution incertaine était évitable.

Tous attendaient de Bashar al-Assad qu’il surfât sur cette vague révolutionnaire pour amener les plus réactionnaires du régime à accepter le changement, au risque de tout perdre s’ils s’y opposaient encore.

À Damas, à Alep, à Tartous, à Latakieh, un peu partout dans le pays, d’immenses manifestations, qui rassemblaient plusieurs centaines de milliers de supporteurs du régime, tranchaient sans ambiguïté aucune avec les petits rassemblements organisés à la sauvette, qui réunissaient à peine trois ou quatre cents manifestants anti-Assad à la sortie des mosquées, comme j’avais pu l’observer en juillet et en décembre et janvier encore.

Interdits d’entrée en Syrie et dès lors tributaires des deux Observatoires syriens des droits de l’homme (dont les liens avec l’opposition ont été démontrés et dont plusieurs des « fakes » qui ont intoxiqué la peu regardante presse européenne ont été identifiés), les médias occidentaux ont passé en boucle les images de ces rassemblements, minoritaires mais filmés en gros plans par les partisans de la « révolution », images qui donnaient ainsi l’impression d’une contestation massive, et les ont assorties de commentaires catastrophistes. Des commentaires et des images qui ne trompaient pas, cependant, l’observateur présent sur le terrain.

Certes, les quelques images des manifestations fleuves en faveur du pouvoir, ces quelques images qui nous étaient parvenues grâce au net, n’ont pas manqué de détonner avec « l’information » dominante. Cependant, censurées par nos chaînes de télévision, soucieuses de ne pas « désorienter » les auditeurs, ces manifestations qui noyaient de monde les boulevards des grandes villes furent disqualifiées comme le produit de la propagande du régime : il s’agissait, bien entendu, de « mobilisations forcées », de « fonctionnaires aux ordres »…

Pourquoi faire compliqué quand on pouvait faire simple ? La « révolution » opposait le « peuple syrien », uni, à la tyrannie d’un régime despotique ; la fable avait en outre l’avantage de rendre la crise syrienne plus digeste au citoyen moyen, maniaque du « zapping » et demandeur d’une « information fast-food ».

Il en allait cependant tout autrement sur le terrain : j'ai assisté à ces manifestations, en décembre 2011 et en janvier 2012, lors de mon deuxième séjour d’observation en Syrie. Je me suis déplacé dans la foule ; et il ne s'agissait en rien de démonstrations organisées et formelles, comme on peut en voir, par exemple, en Corée du Nord. Les manifestants étaient sincères, émus, certains en colère contre l'Occident, contre les attentats salafistes aussi. Ils m’agrippaient le bras, tandis que je filmais, et me demandaient : « pourquoi vos médias mentent-ils; pourquoi ne montrent-ils pas à la télévision les centaines de milliers de citoyens qui soutiennent le président ? ».

Qu'il y ait eu parmi eux quelques autocars de fonctionnaires venus manifester sur ordre, c'est bien probable; mais ce n'était pas la majorité de cette marée humaine qui, si elle avait réellement été anti-Assad et contrainte de chanter ses louanges, comme l’affirmaient les médias de l’Ouest, serait rapidement devenue incontrôlable et aurait renversé le régime en quelques heures, comme ce fut le cas, par exemple, en Roumanie, lors du dernier discours de Nicolae Ceausescu. Si cette foule immense avait réellement été hostile au régime, ce dernier ne l’aurait jamais rassemblée ainsi dans des manifestations gigantesques : dans un contexte si explosif, le contrôle de la foule lui aurait immanquablement échappé à la moindre occasion; et l'armée n’aurait pas pu endiguer ces centaines de milliers de personnes, à moins d’un effroyable massacre.

J’étais au Caire, lorsqu’a éclaté la « révolution » égyptienne : les manifestants pro-Assad étaient plus nombreux, à Damas, que ceux de la place Tahrir (ou que ceux de la Kasbah, à Tunis)…

Mais les « élections » du 7 mai 2012, tant attendues par les Syriens comme le premier pas décisif vers le changement, ont révélé les intentions réelles du gouvernement al-Assad et ont provoqué un incontestable retournement de situation, en entraînant un bouleversement majeur dans l’opinion publique syrienne, dont l’impact, très perceptible sur le terrain, semble avoir échappé à la plupart des analystes : le 7 mai, le régime a manqué son rendez-vous avec le peuple syrien ; en voulant tout garder, peut-être a-t-il tout perdu. Il a, quoi qu’il en soit, réussi, malgré lui, à unifier le peuple syrien et à éloigner le spectre de la guerre civile.

La désillusion fut amère : ces « élections » ont profondément déçu les Syriens, même les plus optimistes, et ont généré un important malaise chez ceux qui avaient placé leur confiance dans les promesses de réformes du président al-Assad. Elles ont certainement constitué le grand tournant de la crise syrienne ; et un premier événement significatif fut la grève des commerçants de Damas, qui ont pour la première fois massivement fermé leurs échoppes pour protester contre le massacre de Houla, fin mai, alors qu’en janvier on pouvait encore voir, partout sur les vitres des devantures, des posters à l’effigie de Bashar al-Assad. La classe moyenne et la bourgeoisie sunnite, jusqu’ici, soutenait le gouvernement.

Le régime, égal à ce qu’il a toujours été, s’est en effet prêté à une mascarade électorale : il a exclu du scrutin toute autre forme d’opposition que « l’opposition officielle », qui, depuis des décennies, sert mal de paravent à la dictature, et a qualifié de « terroristes » les partis politiques coalisés au sein du Conseil national syrien. Ces « élections » ont donc été reçues comme une gifle par la société syrienne, une gifle qui l’a réveillée de ses illusions et a également détrompé l’observateur. Les électeurs syriens ont ainsi boudé les bureaux de vote : dans certains quartiers, ils sont restés déserts durant toute la durée du scrutin.

À Damas, depuis les « élections » du 7 mai, l’ambiance a changé : les mines sont grises, désormais, sombres. Le conflit interne au pays (bien plus que les sanctions économiques, inefficaces, décrétées par la Communauté internationale) a entraîné une hausse du chômage qui atteindrait près de 60% de la population active. Comme j’ai pu le constater lors de ce troisième séjour en Syrie, les Damascènes, déjà fatigués de ce marasme qui génère de facto de l’hostilité à l’égard des autorités, ont en outre perdu confiance en leur gouvernement. Et ce sentiment d’avoir été trahi par le gouvernement est perceptible aussi chez les Chrétiens et les Alaouites. Au sein de ces communautés également, les gens parlent et dénoncent les promesses non tenues et la dictature qui, comme auparavant, s’accroche à ses privilèges par la force et la violence : « le régime a sorti ses griffes, ses griffes de fer, m’a confié un ami alaouite, à Damas; rien ne va changer et, maintenant, c’est bien fini : plus personne ne peut encore être dupe ».

Le changement d’attitude est particulièrement perceptible dans les diverses communautés chrétiennes, qui pouvaient jusqu’alors être considérées comme des alliées de fait du régime : la distance désormais prise vis-à-vis du gouvernement a permis un rapprochement rapide des autorités religieuses chrétiennes et des cadres de l’insurrection. Les leaders chrétiens se sont rendu compte que, mis à part quelques éléments salafistes, la rébellion n’était nullement antichrétienne. Et plusieurs membres des clergés orthodoxe et catholique entretiennent désormais des rapports étroits et positifs avec l’opposition, comme l’a confirmé depuis Monseigneur Mario Zenari, le Nonce apostolique à Damas, qui a tout récemment attiré l’attention du Vatican sur le fait que, à ce jour, aucun lieu de culte ou monastère chrétien n’a fait l’objet d’attaque ou de vandalisme. Monseigneur Zenari a ainsi fustigé le comportement dangereux des quelques personnalités chrétiennes qui promeuvent encore et toujours un discours alarmiste aujourd’hui clairement contredit par les faits, tels Monseigneur Jeanbart, archevêque d’Alep, ou Mère Agnès-Mariam de la Croix, Supérieure du monastère de Qara (que j’avais rencontrée en décembre), dont les propos « confinent à la collaboration, et qu’ils pourraient payer très cher ».

Le gouvernement n’oserait plus, aujourd’hui, rassembler les foules comme auparavant ; les grandes manifestations de soutien n’ont plus lieu. Plus même de petits rassemblements spontanés, où, en décembre encore, on arborait l’effigie de Bashar.

Par contre, plusieurs des grands portraits du président, qui ornaient les places et les carrefours, ont été vandalisés, à Damas même.

Les bâtiments officiels se sont habillés de sacs de sable et les pelotons de gardes armés se sont multipliés ; les miliciens en civil sont partout dans les rues, les moukhabarats, la police secrète du régime. Alors que tout y semblait très calme il y a quelques semaines encore, Damas a aujourd’hui des allures de ville en état de siège. De même, à travers tout le pays, les check-point et les contrôles se font beaucoup plus fréquents.

Le vent a tourné.

A Damas, toujours, le 15 mai, j’ai rencontré des officiers de l’Armée syrienne libre : élément nouveau encore, l’ASL est maintenant dans la capitale ; des groupes de combattants attendent l’insurrection générale ; des caches d’armes sont prêtes. La « bataille de Damas » pourrait commencer.

De mieux en mieux organisée, l’Armée syrienne libre (ASL), de très loin la principale composante de l’opposition de terrain, bénéficie désormais d’une impressionnante logistique, qui lui permet de coordonner ses manœuvres à travers tout le pays.

Liban-Syrie-Mai-2012 1157                                                                                                                    Tal-Biseh, mai 2012 © photo Pierre PICCININ

 

J’ai pu m’en rendre compte à Tal-Biseh, notamment, une petite ville située au nord de Homs et qui, lors de mon passage, était entièrement aux mains de l’ASL (Tal-Biseh a depuis lors été bombardée et attaquée par l’armée régulière, mais tient toujours) : un poste de commandement informatisé, un hôpital clandestin bien équipé (autoclave, radiographie, table d’opération…), des bureaux où des officiers rasés de près, en uniforme, arborant en écusson le drapeau aux trois étoiles, gèrent les opérations avec rigueur…

 

Liban-Syrie-Mai-2012 1175                                                                                                   Tal-Biseh, mai 2012 © photo Pierre PICCININ

 

On est bien loin, à ce stade, de la guérilla des débuts et des bandes de rebelles qui tendaient ça et là des embuscades aux unités de l’armée régulière.

Certes, des groupes, qui gravitent à la périphérie de l’ASL, commettent parfois des atrocités, des vengeances sauvages, qu’il convient de dénoncer (même si l’on ne peut pas mettre ces exactions isolées sur le même pied que les pratiques d’assassinats et de tortures et que la terreur organisée, érigées par le régime baathiste en système de gouvernement). Et l’ASL, par certains aspects, reste de fait une nébuleuse dont les contours exacts sont difficilement déterminables. Désormais, cependant, elle bénéficie d’une base structurée et disciplinée et se montre capable d’interdire l’accès de petites villes aux patrouilles des moukhabarats et aux pelotons de l’armée régulière.

Liban-Syrie-Mai-2012 1164                                                                                                                 Tal-Biseh, mai 2012 © photo Pierre PICCININ *

 

Néanmoins, l’ASL ne parvient pas à s’imposer face à cette armée régulière, qui est jusqu’à présent restée fidèle au gouvernement : si quelques centaines de désertions ont été enregistrées, y compris dans les rangs d’officiers subalternes, l’armée fait preuve d’une grande cohésion et, dans l’ensemble, elle obéit au régime, même si certaines unités rechignent à réprimer les contestataires.

Ainsi, l’ASL est peu à peu expulsée des villes insurgées et ne tient que de petites agglomérations, comme Zabadani, Qouseir, Tal-Biseh, Rastan ou Tal-Kalakh, le long de la frontière libanaise, et comme Idleb, et quelques villages des alentours, le long de la frontière turque, et une zone rurale au sud de Deraa, sur la frontière jordanienne, villages dont elle se retire à chaque incursion de l’armée régulière, qu’elle ne combat que sporadiquement.

Relativement perméables, mal contrôlées par le régime, ces zones frontalières sont propices à l’acheminement d’armes et de munitions ; et les camps de réfugiés, en Turquie, au Liban et en Jordanie, servent de bases arrière à l’ASL, dont les combattants y ont mis en sécurité leurs femmes et leurs enfants, des camps où ils trouvent eux-mêmes refuge lorsqu’ils sont contraints d’effectuer un repli face à l’armée gouvernementale, comme j’ai pu le constater dans le camp de Wadi-Kahled, dans le Nord-Liban.

Peu à peu, l’armée régulière déloge donc l’ASL de ses positions. À Homs, seul le quartier de Bab Amr résiste encore, sévèrement bombardé plusieurs fois par jour. L’armée a pour ainsi dire repris le contrôle de l’entièreté de la ville : les quartiers en rébellion ont été complètement anéantis et sont aujourd’hui en ruines.

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                                                                                                  Homs, mai 2012 © photo Pierre PICCININ

  

Rastan est aussi en état de siège : la ville occupe une hauteur ; en face, l’armée syrienne s’est déployée sur une colline. Le 16 mai, j’ai gagné son campement ; j’arrivais au chek-point lorsque des tirs de mitrailleuse en provenance de la ville ont commencé de pleuvoir sur les positions de l’armée (une seule chose à faire : courir vite et se planquer, le temps que ça passe). L’armée a répliqué par des tirs de roquettes. La ville est depuis lors bombardée quotidiennement et ne pourra certainement plus tenir très longtemps encore, face aux assauts des troupes gouvernementales.

J’ai aussi gagné Hama. Tout y est calme ; tout a été nettoyé avant l’arrivée des observateurs de l’ONU ; et rien ne reste ni des manifestations que j’y avais photographiées en juillet, ni même des émeutes auxquelles j’avais assisté en décembre dernier : malgré la présence des observateurs onusiens, pas la moindre sortie de l’opposition, à l’exception de quelques rassemblements, dans la banlieue, rapidement dispersés par les tirs des forces de l’ordre qui, à présent, ne se gênent plus pour ouvrir le feu devant des témoins étrangers.

Liban-Syrie-Mai-2012 1201                                                                                                                                    Hama, mai 2012 © photo Pierre PICCININ

 

La ville est sous contrôle du gouvernement et de grands portraits de Bashar al-Assad trônent à nouveau partout. Ma surprise a été complète : Hama offre aujourd’hui un spectacle surréaliste, celui d’une ville de province calme et proprette, où chacun vaque à ses occupations. Les gravats des mois passés ont été évacués, les rues, débarrassées des immondices accumulés, les principaux bâtiments publics, repeints et les bordures, décorées aux couleurs du drapeau syrien aux deux étoiles. Le tarmac a même été décapé des traces des pneus qui flambaient encore en décembre.

J’ai contacté les coordinateurs de la contestation, que j’avais rencontrés à Hama en décembre : de nombreux activistes, repérés dans les manifestations, ont disparu ; avant l’arrivée des observateurs, les maisons de plusieurs leaders de l’opposition ont été détruites à la dynamite ; et des snipers ont été déployés sur les toits partout dans la ville : le moindre attroupement est immédiatement pris pour cible et il devient donc impossible d’organiser une manifestation. En outre, les observateurs de l’ONU ne sont pas autorisés à circuler librement dans la ville ; de l’avis de mes contacts, ils sont inutiles.

Pacifiques jusqu’à aujourd’hui, les habitants de Hama s’en remettent désormais à l’ASL et espèrent une aide de la part des démocraties occidentales.

C’est que le régime, à présent, fait preuve d’une violence inouïe et sans merci : d’une part, il court une course contre la montre et se bat pour sa survie face à une opinion publique qui lui est de plus en plus hostile. Il sait qu’il doit gagner la partie avant que la révolte populaire ne s’étende aux grandes villes et à la capitale. D’autre part, il sait que la communauté internationale n’interviendra pas en Syrie et qu’il peut dès lors tout se permettre, aux yeux et à la barbe des observateurs onusiens du plan Annan, que l’armée régulière n’hésite même plus à prendre pour cible à l’occasion… Son objectif est de subsister, en comptant sur le support de l’Iran, de la Chine et de la Russie, qui le maintiendront à flot pour les dix ans à venir, le temps pour lui de recouvrer des rapports normalisés avec les autres membres de la Communauté internationale.

Et tout l’enjeu est là, pour l’ASL : sans matériel lourd et sans appui aérien, elle ne peut ni engager la bataille de Damas, ni espérer renverser le régime, d’aucune manière. Or, pour le moment, les démocraties occidentales demeurent impassibles… Et Homs, qui s'écroule sous les bombardements, se change peu à peu en une nouvelle Madrid.

Depuis 2001, les Etats-Unis ont effectivement entrepris une politique de rapprochement avec la Syrie et de réalignement forcé du pays. Face à leur ennemi commun, l’islamisme, Washington et Damas ont activement collaboré ; des détenus des prisons secrètes de la CIA ont été déportés en Syrie, pour y être « interrogés ». En 2005, Washington et son très temporaire allié français, le gouvernement Sarkozy, ont instrumentalisé le tribunal spécial pour le Liban, chargé de faire la lumière sur l’assassinat du premier ministre libanais Rafiq Hariri : l’enquête a été orientée en direction des services secrets syriens et la pression internationale s’est accrue sur Damas, qui a été contrainte de retirer les troupes qu’elle maintenait au Liban depuis la fin de la guerre civile. Parallèlement, Washington a ouvertement poussé son allié saoudien à tendre la main à la Syrie, qui a immédiatement accepté de signer une série d’accords économiques et diplomatiques. La politique de la carotte et du bâton… Ainsi, si les troubles qui affaiblissent aujourd’hui la Syrie un peu plus encore ne sont pas pour déplaire à Washington, qui en espère toujours plus de malléabilité de la part du gouvernement al-Assad, il ne faudrait pas, cependant, que le « Printemps arabe » vienne anéantir plus de dix ans d’efforts dans cette région, ni non plus que, dans sa chute, le régime baathiste entraîne avec lui la stabilité régionale, qu’il garantit depuis près de quarante ans.

C’est également ce que redoute Israël, qui s’est jusqu’à présent bien gardée d’intervenir dans la crise syrienne et ne s’est fendue que tout récemment (c’est-à-dire plus d’un an après le début des troubles) de quelques déclarations de pure forme à l’intention de sa propre opinion publique, à l’annonce du massacre de Houla, se disant favorable au déploiement d’une « aide médicale »… C’est que, depuis 1973, le gouvernement baathiste à fait de la zone du Golan la plus sûre des frontières de l’État hébreux. La Syrie abrite en effet entre 600.000 et 700.000 Palestiniens, qui disposent de leurs propres milices ; craignant des infiltrations de combattants palestiniens en Israël à partir du territoire syrien, Damas a donc rendu la frontière du Golan parfaitement étanche, et Israël ne peut que s’en féliciter…

Quant à l’Union européenne, elle achetait 98% de la faible production pétrolière syrienne et s’est toujours très bien accommodée de la dictature. Seule la France, pour des raisons encore peu claires, a apporté son appui à l’ASL, en collaboration avec le Qatar et l’Arabie saoudite, dont le soutien aux mouvements islamistes les plus radicaux, cela dit, pourrait bien se solder par un dangereux retour de manivelle dans l’après-révolution si la dictature devait jamais être renversée (selon mes contacts au Yémen, les services secrets qataris et saoudiens recrutent des djihadistes, qui sont ensuite infiltrés en Syrie ; il en irait de même en Irak).

Certes, le verbe est haut, en Occident, et les condamnations pleuvent, mais chacun, pour justifier son inertie, se retranche derrière le veto de la Russie, qui considère la Syrie comme une chasse gardée, son dernier allié au Moyen-Orient, derrière la ligne rouge que la puissance atlantique ne doit pas franchir, au même titre, comme l’a indiqué l’actualité de ces régions, que l’Ukraine et la Géorgie, par exemple.

Vladimir Poutine, qui a rendu à l’État le contrôle de ses ressources naturelles, du pétrole et du gaz,  qui a restauré la Russie, minée par l’incurie des années Eltsine, et qui lui a garanti son influence régionale, n’a pas digéré encore la trop récente campagne de l’OTAN en Libye, qui est allé bien au-delà de ce qu’avait autorisé le Conseil de Sécurité de l’ONU dans sa résolution 1973. En outre, économiquement, la Russie a perdu 40 milliards de dollards de revenus suite à l'annulation du plan de coopération avec Bagdad, conséquence de la guerre d'Irak de 2003 (une guerre illégale, décidée par Washington sans accord onusien). Puis, Moscou a encore perdu la plupart des ses relations économiques en Libye, suite au renversement de Mouammar Kadhafi (qui n'était pas prévu dans la résolution 1973). Or, la Syrie, quant à elle, représentait 15 milliars de dollards de contrats d'armement en 2010 et une prévision d'environ 10 milliards annuels jusqu'en 2014.

Le veto russe sur la Syrie s'entend ainsi; il vient à point aux hésitations occidentales ; et le plan Annan sert à merveille la manœuvre de Moscou, qui s’ingénie à prolonger les pourparlers et gagne un temps précieux au crédit de son allié baathiste…

L’ASL, prise au piège de ce vaste jeu international, ne reçoit pas même une aide en armement (rien de très concret, en tout cas), qui pourrait toutefois lui être aisément fournies sur trois fronts, depuis la Turquie, l’Irak et la Jordanie. L’aide, mise en place par les services secrets français principalement, semble s’être limitée à du matériel de télécommunication et à un support logistique. En matière d’armement, les rebelles ne disposent que d’armes légères, des kalachnikovs et des grenades à main pour l’essentiel. Et ce ne sont pas les quelques caisses de roquettes anti-char qui leur ont été livrées en juin, à l’initiative de l’Arabie saoudite sous le contrôle du gouvernement turc et des services secrets états-uniens, inquiets de voir tomber ces armes dans les mains d’al-Qaeda ou d’un quelconque groupuscule salafiste, qui changeront radicalement la donne en Syrie ; déjà, en effet, le gouvernement a trouvé la parade et, dans le nord, n’engage plus les chars lorsque les circonstances ne l’exigent pas, mais, depuis deux semaines, utilise de plus en plus régulièrement des hélicoptères de combat contre lesquels les miliciens de l’ASL sont sans défense.

Ainsi, l’essentiel de l’armement de l’ASL a été pris par les rebelles aux forces gouvernementales, soit par des assauts sur des casernes, soit acheté à des officiers corrompus. Son financement, de même, dépend presqu’uniquement de fonds collectés à l’intérieur du pays, auprès des populations hostiles au régime (les fonds accordés à la rébellion par le Qatar et l’Arabie saoudite sont maigres, à destination de l’ASL, et alimentent surtout les combattants salafistes).

Pourtant, cette aide, l’ASL la demande, ainsi que la plupart des composantes de l’opposition, de manière quasiment univoque. Une aide militaire lui donnerait les moyens de renverser le rapport de force avec le régime et permettrait à ceux qui, dans la population et dans l’armée, sont jusqu’à présent restés silencieux, par peur de représailles à l’encontre de leur famille, de lâcher la dictature, s’ils acquerraient bon espoir de la voir un jour vaincue, ce qui n’est nullement le cas pour l’instant. Ainsi, selon mes sources au sein de l’armée (dont il est impossible de dévoiler l’identité), des officiers supérieurs (parmi lesquels des généraux des blindés et de l’aviation) et des unités entières seraient disposées à faire défection si, à la faveur d’une intervention occidentale, il devenait envisageable de renverser le régime.

De même, les milices palestiniennes, qui, dans leur ensemble, sont restées neutres depuis le début de la crise, commencent à bouger et à prendre position contre le régime al-Assad, allié objectif d’Israël : les Palestiniens ont globalement supporté le régime, qui leur assurait un havre où survivre, mais sans être dupes, toutefois, de la collusion de fait qui existe entre Damas et Tel-Aviv. Désormais, les Palestiniens, dès lors de plus en plus nombreux dans les prisons baathistes, espèrent qu’un changement de gouvernement repositionne la Syrie dans une politique offensive à l’égard d’Israël. À l’exception de la faction d’Ahmed Jibril, qui représente à peine deux cents combattants, les mouvements palestiniens encore présents en Syrie, le Fatah et le Jihad islamique palestinien, seraient de plus en plus partisans de rallier l’ASL, si une réelle opportunité de victoire se faisait jour.

Il ne s’agirait pas de bombarder Damas, comme l’OTAN a bombardé Bagdad ou Syrte dans le cadre de guerres néocoloniales à peine voilées… Une action uniquement aérienne, limitée aux cibles que désignerait l’ASL, constituerait probablement en Syrie la première intervention atlantique désintéressée et dès lors à but effectivement humanitaire.

Les démocraties occidentales, dans cette perspective, pourraient ensuite accompagner le processus postrévolutionnaire, politiquement, financièrement et sécuritairement (par le déploiement de policiers sous mandat onusien, par exemple), en supervisant l’organisation d’élections libres et en favorisant pour ce faire la formation d’un gouvernement provisoire d’union nationale sur base, notamment, des partis coalisés au sein du Conseil national syrien (CNS, qui a mis en place un « bureau militaire » assurant une coordination avec l’ASL) et du Comité national pour le Changement démocratique (CNCD), qui réunissent à eux deux les principaux partis d’opposition à la dictature et se veulent de plus en plus représentatifs de l’ensemble des communautés et confessions présentes en Syrie (dans cette perspective, suite à la démission de son président, Burhan Ghalioun, le CNS a désigné à sa tête le Kurde Abdel Basset Sayda, signe très clair à l’intention des minorités). Ce processus court-circuiterait les dérives islamistes et éviterait le cortège de vengeances, d’exécutions sommaires et de massacres qui résulterait d’une révolution violente livrée à elle-même.

La Communauté internationale a quoi qu’il en soit le devoir de protéger les populations civiles en danger. Or, les constats de massacres, devenus récurrents en Syrie depuis plusieurs semaines, commandent une intervention.

On a souvent évoqué, à tort et avec excès, le souvenir de Munich. Mais, cette fois, la référence à cet épisode tragique de l’histoire du XXème siècle semble plus que jamais pertinente et justifiée, face au véto russe. « Tous les Tchèques ne valent pas les os d'un petit soldat français », avait titré à l’époque un quotidien parisien. Et qu’en est-il aujourd'hui des Syriens ?

Jusqu’à présent, l’Occident n’a rien entrepris de tangible, comme s’il attendait qu’il soit trop tard, c’est-à-dire que le régime baathiste ait repris le complet contrôle de la situation et rétabli l’ordre en Syrie.

La seule option parfois envisagée avec plus de sérieux, « la solution yéménite » (à savoir le départ volontaire du président al-Assad), qui pourrait peut-être obtenir l’assentiment de la Russie, ne résoudrait en rien la crise syrienne ; pas plus que le retrait (momentané ?) du président Saleh n’a « révolutionné » l’appareil politique du Yémen. En effet, Bashar al-Assad n’est probablement pas le pire rouage du régime (son frère Maher est assurément plus radical), dont le nuage politico-économique continuerait de gouverner sans partage, avec ou sans l’actuel président.

Abandonnée à son sort, la rébellion est ainsi peu à peu réduite à peau de chagrin par la puissance de feu de l’armée régulière, bien équipée, et ce sans même que le régime ait encore dû engager les unités spéciales de blindés, la « garde prétorienne », ou son potentiel aérien.

De même, la contestation civile est écrasée policièrement, par les services secrets, environ deux millions de fonctionnaires pour une population totale de vingt-deux millions et demi d’habitants…

Les prisons se remplissent et se vident, au rythme des viols, dans les prisons des femmes, des assassinats et des effroyables tortures, dont l’objectif n’est pas toujours d’arracher des renseignements, mais bien plus souvent de faire des exemples, à l’intention des familles et des voisins des malheureux qui tombent dans les mains des moukhabarats. Cette pratique systématique et accélérée de la torture dissuasive trahit la volonté du régime de se maintenir en l’état, coûte que coûte.

Arrêté le 17 mai, alors que je m’apprêtais à entrer dans la petite ville de Tal-Kalakh, j’ai pu en faire l’expérience et m’en rendre compte de visu : transféré à Homs et sévèrement interrogé sur les raisons de ma présence dans le pays, puis attaché toute la nuit durant face à un couloir où les agents des services secrets pratiquaient les pires sévices sur mes misérables compagnons d’infortune, j’ai vu les coups de câbles, les coups de bâton, les coupures à la lame, les brûlures, profondes, à l’électricité, et, submergé d’une immense désespérance, j’ai entendu les cris, insoutenables…

Quand une famille reçoit le corps, mort ou vivant, d’un frère, d’un fils, d’un père, ainsi abîmé, défiguré, brisé, on peut bien croire que plus personne, dans le quartier, après avoir vu cela, n’oserait encore sortir manifester contre le régime.

« Après avoir lu ton témoignage, m’a écrit une amie syrienne dont le frère a récemment disparu au cours d’une manifestation, j’espère qu’Ahmed est mort, qu’il a été tué, et qu’il ne subit pas toute cette souffrance que tu as décrite… »

  

 *     *     *

  

Liban – Extension du conflit syrien ; combats de rue à Tripoli et à Beyrouth entre Hariristes sunnites et Alaouites pro-Assad

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[Photo : avec les miliciens sunnites pro-Hariri - Tripoli du Liban (14 mai 2012)] 

 

Tandis que le régime baathiste réprime, le séisme syrien ébranle le Liban.

Comme on devait l’envisager, la crise syrienne, qui perdure depuis plus d’un an, commence à percoler au Liban, où s’affrontent désormais de plus en plus directement les partisans du clan de la famille des Hariri, magnats de la finance, favorables à un rapprochement avec l’Occident, sunnites et hostiles au gouvernement syrien, et les supporteurs du Hezbollah, chiites, alliés des Chrétiens libanais et favorables à Damas.

Depuis le 12 mai, les miliciens des deux camps s’affrontent dans Tripoli ; et la capitale, Beyrouth, commence à ressentir elle aussi les répercussions de ce qui ressemble désormais à un début de guerre civile.

 

Liban-Syrie-Mai-2012 1042                                                                                  Tripoli (milicien sunnite), mai 2012 © photo Pierre PICCININ

 

La crise, qui couvait depuis des mois, a éclaté peu après l’arrestation à Tripoli d’un Libanais sunnite, qui organisait l’aide aux réfugiés syriens du camp de Wadi Khaled, situé à la frontière nord du Liban, non loin de la ville syrienne rebelle de Tal-Kalakh. Or, ce camp de réfugiés, de même qu’en Turquie, est utilisé comme base arrière par les combattants de l’ASL, qui y trouvent refuge et un appui logistique. Ayant gagné à travers champs le camp de Wadi Khaled, dont l’armée libanaise m’avait interdit l’accès, j’ai pu y constater, à la nuit tombée, la présence d’hommes armés qui revenaient de la frontière syrienne…

Après avoir parcouru toute la plaine de la Bekaa, dans le sud, en suivant la frontière syrienne, le constat est clair : les réfugiés syriens ne sont pas les bienvenus dans cette région, fief du Hezbollah ; et c’est pourquoi la principale concentration de réfugiés syriens au Liban se situe au nord de Tripoli, en territoire haririste.

 

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                                                                                      Plaine de la Bekaa, mai 2012 © photo Pierre PICCININ

 

Cette arrestation a immédiatement provoqué une réaction de la communauté sunnite de Tripoli, dont la manifestation a pris le chemin du quartier alaouite, le Djebel-Mohsen, qui domine la ville. C’est alors que des échanges de coups de feu ont eu lieu, et un adolescent sunnite a été blessé. Les miliciens sunnites ont répliqué par des tirs de roquettes sur le quartier alaouite, dont les habitants se sont fortifiés, désormais en état de siège.

Les boulevards de Tripoli se sont ainsi transformés en champs de tir, le seul moyen de les traverser étant de courir à toutes jambes, pour passer d’un pâté de maison à l’autre. J’ai accompagné les miliciens sunnites dans leurs assauts sur le quartier alaouite, sans parvenir à y pénétrer et à recueillir le point de vue des assiégés.

  

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                                                          Tripoli (quartier alaouite - Djebel Mohsen), mai 2012 © photo Pierre PICCININ  

 

Quelques jours plus tard, des heurts éclataient à Beyrouth, où les différentes factions, dans certains cas, tentent d’entraver les manœuvres pro- ou anti-Assad de leurs adversaires et, à d’autres occasions, cherchent à les impressionner par leurs attaques, pour les obliger à renoncer à apporter un soutien aux belligérants syriens. Les combats de rue se multiplient ainsi dans l’escalade et la crise dégénère peu à peu, inexorablement.

Tandis que le Hezbollah, allié de Damas et de Téhéran, est jusqu’à présent resté neutre dans le conflit et tente d’éviter le réveil de la guerre civile, les partisans de la famille Hariri, leaders du Courant du Futur et de la coalition du « 14 mars », pro-occidentale, dont les fiefs se situent au Nord-Liban, ont par contre accueilli des milliers de réfugiés syriens et tentent d’organiser depuis plusieurs mois des livraisons d’armes à l’ASL. On peut les soupçonner d’attiser à dessein les tensions intercommunautaires au Nord-Liban, pour déstabiliser la zone et la soustraire au contrôle de l’armée libanaise et du gouvernement, actuellement dominé par le Hezbollah.

 

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                                                                                       Tripoli (poste de tir sunnite), mai 2012 © photo Pierre PICCININ

 

C’est dans ce contexte que la communauté alaouite de Tripoli a réagi, appuyée à présent par le Hezbollah, qui, sans engager encore son formidable potentiel militaire (rappelons que le Hezbollah avait défait l’armée israélienne lors de l’invasion du Liban, en 2006), montre néanmoins les dents.

 

Liban-Syrie-Mai-2012 1048                                            Tripoli (le quartier alaouite, vu d'un poste de tir sunnite), mai 2012 © photo Pierre PICCININ

 

Aujourd’hui, la situation semble donc sans issue : d’une part, l’armée régulière libanaise ne parvient pas à s’imposer et, parfois prise à partie par les hariristes et l’ASL, elle n’intervient désormais plus au Nord-Liban qu’en cas d’extrême urgence. Les factions qui soutiennent la rébellion armée en Syrie transforment petit à petit le nord du pays en une zone de non-droit, où transitent des armes, et la région située au nord de Tripoli devient un véritable sanctuaire pour l’ASL, appuyée par ses alliés arabes, l’Arabie saoudite et le Qatar. D’autre part, le Hezbollah, qui a jusqu’à présent regardé sans intervenir, ne semble plus bien loin de se décider à lancer ses forces dans la bataille.

 L’intensification de la violence en Syrie et l’épreuve de force qui se joue à Beyrouth pourraient ainsi ramener le Liban quarante ans en arrière, face à ses vieux démons…

 
Lien(s) utile(s) : Grotius International - Géopolitique de l'Humanitaire



* Les photographies de combattants de l'ASL à visage découvert sont publiées avec l'accord des intéressés.

 

 

Entretien avec Son Excellence, le Président de la République de Tunisie Moncef Marzouki, à propos de la Syrie (à Tunis, Palais de Carthage, les 26 et 27 mai 2012).

 

IMG 1209[Photo : avec le Président Moncef Marzouki - Palais de Carthage (26 mai 2012)]

 

 

 

J’étais très opposé au principe de l’intervention et j’ai toujours été défenseur du droit westphalien, de la non-ingérence. Mais, après ce que j’ai pu constater de la perpétuation du régime -je pensais que Bachar al-Assad amendait le régime, que les choses avançaient dans le bon sens, que les décrets-lois et les réformes de la Constitution allaient dans le sens de l’écoute de la population-, j’ai pris une grande claque dans la figure : le régime et ses prisons ne changent pas.

 

J’ai rencontré dans les geôles du régime beaucoup d’opposants politiques, qui m’ont éclairé. Ce n’est pas seulement le choc, l’émotion, provoqués par ce que j’ai pu voir dans les deux centres d’interrogatoire des services secrets de Homs et de Damas, qui m’ont amené à corriger mon analyse. Et, depuis que je suis rentré, je n’hésite pas à le dire, je soutiendrais l’idée d’une intervention militaire pour secourir l’Armée syrienne libre.

 

Monsieur le Président, quel est votre avis sur cette question ?

 

Son Excellence, le Président de la République de Tunisie Moncef Marzouki : Je n’ai pas changé d’avis sur le fait que nous avons le choix entre des solutions tout aussi mauvaises les unes que les autres. C’est cela, le drame syrien. C’est qu’il n’y a pas de bonne solution. Il faut vraiment calculer au plus juste ce que pourrait être la moins nuisible.

 

Je suis absolument persuadé que l’intervention militaire, premièrement, n’aura pas lieu, parce qu’il n’y a aucune puissance européenne prête à se précipiter dans ce bourbier. Donc, c’est une hypothèse d’école. Les Américains n’ont eux non plus aucune envie d’aller s’enliser là-dedans ; ce serait en outre contraire à leurs intérêts. Ils se contentent de menacer, mais c’est une menace très peu crédible ; et le régime de Damas le sait très bien.

 

Une autre option serait d’armer les opposants. Jusqu’à présent, j’ai toujours été contre cette option. Les armer jusqu’à quel niveau ? Pour leur donner quoi ? Leur donner des kalachnikovs ? Et puis leur donner des tanks ? Et puis leur donner des sous-marins ? Où est-ce que vous arrêtez le niveau d’armement ? En face, il ya une armée qui ne demande que ça, justement ; une armée qui dispose de blindés et de tout l’arsenal nécessaire à la guerre.

 

J’ai donc toujours défendu l’idée qu’il fallait maintenir la pression politique extérieure et intérieure, par la résistance civile, jusqu’à amener ce régime à accepter la solution yéménite, c’est-à-dire le retrait du président al-Assad et l’instauration d’un large dialogue national.

 

C’est une solution qui postule que les individus sont capables de comprendre que, à un moment donné, il faut lâcher prise.

 

Mais vous avez raison. Je reconnais que, pour le moment, al-Assad et ses soutiens n’ont pas l’air de vouloir lâcher prise. Il faut donc continuer les pressions.

 

Comme vous l’aviez écrit, le danger à ne pas perdre de vue, c’est l’embrasement de toute la région qui pourrait avoir lieu en cas d’intervention militaire, qui est pour moi la plus mauvaise et la plus utopique des solutions.

 

Il n’y a que la solution yéménite, qui reste, à mon avis, la seule option sur laquelle on peut travailler... D’ailleurs Barak Obama -et j’ai été très étonné de l’entendre- reprend quasiment les mêmes arguments. C’est la solution yéménite. Tout le monde y vient. Cela fait deux mois que j’avais dit, à Tunis, que c’était la solution et qu’il n’y en avait pas d’autre.

 

PP : Au Yémen, pourtant, les choses n’ont pas changé, en réalité. Le Président Hadi, qui est l’homme de Saleh, assure une sorte d’intérim. Et Saleh envisage de se représenter aux élections qui auront lieu dans deux ans. J’étais à Sanaa au moment des élections, en février, et les gens, dans la rue, n’étaient pas dupes…

 

SE MM : Oui, bien sûr, la solution yéménite n’est pas une solution extraordinaire, mais, au moins, elle permet d’atténuer les tensions et de donner une certaine chance à l’effort politique.

 

Il faut bien comprendre que, les révolutions, ce n’est pas un bouton sur lequel vous appuyez. Ce sont de longs processus qui peuvent prendre des années, des décennies. En Syrie, nous sommes dans un processus révolutionnaire. Il peut y avoir une longue période où il faudra que la démocratie coexiste avec les forces antirévolutionnaires, parce qu’elles sont socialement puissantes.

 

Donc, pour éviter les affrontements sanglants, l’opposition est obligée de coexister avec le pouvoir, plus ou moins difficilement. Ce seront des va et des vient, des batailles parfois confuses et complexes… Mais le processus, à mon avis, un processus de transformation du système politique, ce processus est lancé et ne s’arrêtera plus.

 

C’est ce que devrait comprendre Bashar al-Assad.

 

PP : Pour avoir séjourné plusieurs fois en Syrie depuis le début du conflit et avoir observé les deux camps, j’en suis venu à la conclusion que l’establishment n’a aucune intention de lâcher le pouvoir, comme  je l’ai dit. Pourquoi le ferait-il, d’ailleurs ? Il est sûr de sa force. Je l’avais déjà ressenti en décembre ; j’avais été invité par le gouvernent syrien, par le Ministère de l’Information, en tant qu’observateur. J’ai aujourd’hui le regret de m’être trompé sur la nature du régime ; et d’avoir écrit des articles dont j’ai un peu de mal à…

 

SE MM : Pierre, vous étiez un peu naïf !

 

PP : Oui, oui, je le crois bien… Cela  dit, des signes laissaient espérer une réforme…

 

ng="fr" xml:lang="fr">Mon analyse, depuis le début de la crise, c’est que le régime syrien, comme vous l’avez très bien dit, n’a rien à craindre : l’intervention militaire n’est pas souhaitée, ni par les États-Unis, ni par l’Union européenne. Donc, le régime se sent très fort ; il peut compter sur une armée très efficace et bien équipée, qui dépasse de très loin ce qu’on avait vu en Iraq, en 2003, ou ce dont Mouammar Kadhafi disposait…

 

J’en conclus qu’il n’est pas du tout prêt à accepter une solution négociée ; il n’en a pas besoin. Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

 

SE MM : Il n’en a pas besoin ? C’est à voir ! Cela fait quand même plus de douze mois que le pays dysfonctionne complètement !

 

Je pense que les Syriens n’accepteront jamais de faire marche arrière. Il s’agit d’un cercle qui va s’auto-entretenir, et il faudra bien qu’il vienne à résipiscence. A un moment donné, en général, ces dictateurs viennent à résipiscence lorsque, dans leur entourage, on commence à se dire qu’il vaut mieux sacrifier cet homme plutôt que de se sacrifier soi-même.

 

Et comme tout le monde sait que c’est lui la clef de voûte et qu’il suffirait qu’il parte pour qu’on puisse éventuellement sauver quelques meubles, eh bien, je ne serais pas étonné que les choses s’opèrent de l’intérieur.

 

On croit toujours que l’adversaire constitue un bloc monolithique ; ce n’est pas vrai. Ils sont eux-mêmes travaillés par des conflits d’intérêt. Donc il faut maintenir la pression politique extérieure et intérieure. Je ne vois pas d’autre solution.

 

PP : L’Armée syrienne libre ne serait donc pas la solution ? Je l’ai rencontrée à Homs, à Damas, à Tal-Biseh, près de Rastan… Elle m’a semblé bien organisée, disciplinée, crédible…

 

SE MM : Malheureusement, cette Armée syrienne libre, elle se laisse aller à des… Comment dire ? À des « exactions » ; nous en avons les preuves…

 

Tout cela va prolonger la survie du régime. En outre, j’ai bien peur de l’intervention de ces groupes salafistes aussi, qui sont en train de littéralement pervertir la révolution…

 

Au lieu que ce soit une révolution démocratique, citoyenne, pacifique, elle devient une horreur absolue, et elle s’enlise dans le confessionnalisme. C’est ça le danger...

 

Cela dit, la Syrie a pris un tournant, et il n’y aura jamais de retour en arrière ; il n’y aura jamais de statu quo ; il n’y aura jamais de stabilisation. Il y a eu trop de sang, qui a coulé déjà ; le processus est engagé, mais jusqu’où ? Je ne sais pas. Bien malin celui qui est capable de dire ce vers quoi tout cela va aller.

 

PP : Concernant les « Amis de la Syrie », ce groupe d’États prêts à supporter la révolution en Syrie, y a-t-il un consensus qui se dégage ?

 

SE MM : La Tunisie ne fait plus partie de cette organisation ou, plus exactement, nous suivons les choses de très loin.

 

Qu’est-ce que ça veut dire, les « Amis de la Syrie » ? À un moment donné, nous avons eu l’impression que le but essentiel était de nous forcer la main pour adopter une politique d’armement de l’opposition. C’était l’attitude des Français et des Saoudiens.

 

Nous n’avons pas marché dans cette direction, à Tunis. Nous avons dit non, et ça a été très mal pris. Jusqu’à présent, ils continuent à se réunir.

 

J’ai l’impression que tout le monde nage dans la confusion et dans le sentiment d’impuissance. Aujourd’hui, on est vraiment devant un conflit ouvert. Or, comme je vous l’ai dit, toutes les solutions sont mauvaises, toutes. La solution qui consiste à faire pression sur cet homme se solde tous les jours par cent morts. La solution qui consisterait à prendre les armes contre lui, l’intervention étrangère, c’est la catastrophe. Parfois, on se dit, dès lors, que c’est un conflit qui n’a pas de solution. En fait, il y en a une, et elle va s’imposer.

 

PP : Dans le long terme.

 

SE MM : Dans le moyen terme. Oui, on en a encore pour quelques années ! L’abcès syrien va être semblable à l’abcès libanais. Les choses ont quand même duré 15 ans au Liban...

 

Il faut s’en rappeler, et ne pas croire qu’on est parti sur une solution élégante, rapide, chirurgicale. Non, non.

 

PP : Et l’extension, justement au Liban ? J’étais à Tripoli, deux jours avant d’entrer en Syrie…

 

SE MM : C’est cela aussi qui est inquiétant…

 

Déjà, ce pays est tellement fragile. Il s’est un peu remis de ses multiples guerres, la dernière en 2006, et puis le voilà maintenant qui replonge dans le conflit. C’est un pays qui peut imploser à tout moment…

 

Parce que, malheureusement, le Hezbollah, avec l’Iran et la Syrie constituent maintenant une espèce de groupe politico-confessionnel, quoi qu’on le dise.

 

En Egypte cette configuration n’existe pas. En Tunisie, bien sûr, ça n’existe pas non plus.

 

Mais, en Syrie, c’est le risque majeur, le drame probable : la confessionnalisation de ce conflit.

 

La révolution arabe, le Printemps Arabe, se résument en deux mots : le social et la démocratie.

 

Or, en Syrie, on peut voir ces deux revendications fondamentales, l’égalité sociale et la liberté démocratique, progressivement, être littéralement reprises, confisquées et perverties par le discours ultraconservateur et confessionnaliste, pour ne pas dire par le tribalisme. Cela me fait vraiment très mal au cœur et m’inquiète.

 

PP : Au-delà des spéculations diverses sur l’avenir de la révolution syrienne, que peut-on entreprendre de très concret ? Avez-vous des rapports particuliers avec les CNS, le Conseil National Syrien ?

 

SE MM : Je les connais tous ; ce sont tous des vieux amis. Ghalioun et moi nous avons été amis pendant des années à Paris. Lui il y a vécu vingt ans, moi j’y ai vécu dix ans. Je connais pratiquement tous les leaders du Conseil National. Oui, j’ai de très bons rapports avec ces gens-là, et j’essaie par tous les moyens de les amener à collaborer… Mais, évidemment, mes moyens sont très limités.

 

 PP : La Tunisie soutient le processus Révolutionnaire ?

 

 SE MM : Absolument, complètement et totalement. Nous sommes du côté du peuple syrien. Nous avons été les premiers à chasser l’ambassadeur, non pas de la Syrie, mais l’ambassadeur de ce régime criminel. Et nous sommes prêts : si jamais il y a une solution yéménite et s’il y a, dans cette phase intermédiaire, la nécessité d’avoir un corps d’armée, un corps arabe pour assurer la sécurité, nous, les Tunisiens, nous sommes prêts à y participer.

 

 PP : Peut-être pas une intervention occidentale, alors… Vous l’avez dit : vous y êtes hostile. Vous pensez que ça risque de mener à une catastrophe pour le pays. Mais une intervention arabe serait acceptable.

 

 SE MM : Oui, mais, encore une fois, non pas une intervention pour aller se battre, mais simplement pour assurer la sécurité, notamment pour rassurer les minorités. Et je pense que les syriens accepteront une intervention militaire arabe. Et c’est là que je dis que les Tunisiens pourraient faire partie d’une force arabe.

 

 PP : Pouvez-vous m’expliquer un peu plus concrètement en quoi consisterait cette option ?

 

 SE MM : Si, demain, on acceptait, à Damas, que Bachar al-Assad quitte le pouvoir, que son vice-président le remplace, et si ce nouveau président acceptait d’ouvrir le débat avec l’opposition pour un gouvernement d’union nationale, et si, pour rassurer les minorités, le gouvernement syrien déclarait accepter la présence d’une force militaire arabe de sécurité pour surveiller les élections, alors, si la Ligue arabe décidait de créer cette force, nous y participerions.

 

 PP : Quelle ampleur cette force de sécurité arabe devrait-elle avoir ?

 

 MM : Je ne sais pas. Actuellement, ils ont envoyé environ trois cents observateurs. C’est complètement ridicule. Cette force arabe, si elle veut être crédible, doit se composer de quelques milliers de soldats, pour assurer l’ordre et le respect des minorités dans toute la Syrie… Et la phase transitoire et les élections. Oui, quelques milliers de soldats; et, en Tunisie, nous serons très fiers et prêts à participer de façon importante.

 

 PP : En ce moment, ce projet avance ?

 

 SE MM : J’en ai parlé à plusieurs reprises avec le Secrétaire général de la Ligue arabe, et il me dit que oui, qu’effectivement il pense à la même chose. J’ai entendu le Président Obama parler lui aussi du « processus yéménite ». J’en ai parlé à mes amis russes, quand j’ai appelé le président Poutine. Je lui en ai parlé, et je pense que cette idée va faire son chemin, parce que je ne vois pas d’autre solution.

 

 PP : C’est votre idée à la base ? Et la Tunisie a actuellement un rôle moteur, leader, dans ce processus ?

 

 SE MM : Oui, c’est mon idée. Mais, à part le fait de la proposer partout où je me rends, je ne vois pas ce je peux faire de plus.

 

 Je l’ai exposée la première fois quand a eu lieu la réunion des « Amis de la Syrie », ici, à Tunis. Tout le monde était parti sur l’idée d’armer les rebelles…  Nos amis du Qatar, l’Arabie Saoudite et la France n’en démordaient pas : on va armer l’opposition ! Et moi je m’y suis opposé : non, on ne doit pas armer l’opposition ; il faut aller vers une solution diplomatique, négociée.

 

PP : Et à part quelques échos légers, vous pourriez déjà me dire si les gouvernements arabes vous suivent plus sérieusement, plus directement ?

 

MM : Je pense que c’est une idée qui n’est rejetée par personne, mais pour le moment les gens la trouvent peut-être un peu utopique et me répondent : « oui, mais Saleh a fini par accepter, celui-là il ne veut pas ». Mais, si Saleh le Yéménite a fini par accepter, c’est parce que ses amis, notamment les Saoudiens, ont mis la pression sur lui pour l’obliger. Et aujourd’hui il faut que les amis du régime syrien fassent la même chose. Parce que personne ne résiste à la pression de ses amis et de ses ennemis à la fois.

 

PP : Mais au Yémen -j’y ai passé dix jours au moment des élections, autour du 21 février- rien n’a changé. Il y a des portraits d’Hadi partout, et les gens plaisantaient en disant : Hadi ou Saleh, c’est la même chose…

 

MM : Mais c’est encore une fois l’idée que vous vous faites de la révolution... Est-ce que c’est un processus à long terme ou est-ce que c’est l’interrupteur ? Bien sûr que ce n’est pas la solution définitive. Mais ça permet de débloquer une situation. Si Saleh n’était pas parti, qu’est-ce qui se serait passé ? La solution aurait été encore pire. Donc ça c’est une façon de débloquer une situation pour permettre au processus de reprendre son souffle et de se prolonger. Si Saleh n’était pas parti, la situation au Yémen aurait été dramatique, comme elle l’est aujourd’hui en Syrie.

 

Mais il faut que ce processus s’engage rapidement, maintenant, car le risque, comme je le disait, c’est la confessionnalisation du conflit et la guerre civile.

 

Vous savez, tout est réparable dans l’Histoire. Je me souviens avoir proposé de dénommer ce corps d’armée arabe de pacification « l’opération Abdel Kader », parce que le prince Abdel Kader a été face à cette même situation, à la fin du XIXème siècle. Il devait protéger les Chrétiens et d’autres minorités. Et les Chrétiens n’ont pas disparu de Syrie ; ils ont continué à prospérer et tout ça.

 

Non, non, je pense qu’il n’y a rien d’irréparable, mais il ne faut pas que ce processus dure trop longtemps. Parce que, plus il dure, plus la réconciliation sera lente et difficile. Mais la réconciliation, il faudra qu’elle se fasse de toutes les façons, parce que les Syriens forment un peuple divers ; et ils doivent accepter et assumer leur diversité.

 

La solution yéménite a aussi cet avantage de pouvoir rassurer les gens du système, parce que le système se continue. Ce que, vous, vous trouvez comme faiblesse dans cette solution, c’est sa principale force ; c’est que le système ne s’effondre pas. Il est là et se continue. Sauf que les tenants de ce système ont compris qu’ils ne peuvent plus continuer comme avant et qu’ils leur faut faire des réformes. Donc les réformes auront lieu de toutes les façons, et elles commenceront à partir du moment où le dictateur, qui représente toute la quintessence du système, sera destitué… À ce moment-là, les réformes commencent...

 

PP : Dans les chancelleries, une autre option est envisagée : des bruits courent, selon lesquels une solution serait de scinder le pays et de créer une zone Alaouite-Chrétienne…

 

MM : Oh ! Non, non ! C’est totalement à rejeter !

 

Si on commence comme ça, où est-ce que vous allez vous arrêter.

 

Il faudra diviser le Liban, diviser l’Irak... À mon avis, c’est la pire des solutions, pire qu’une intervention. Et elle ne sera jamais acceptée. Jamais, jamais. Elle mènera à des guerres terribles, mais ne sera jamais acceptée.

 

Parce que, cela, c’est le drame fondamental de toute cette région : alors qu’aujourd’hui les révolutions arabes sont en train d’ouvrir la perspective d’une unité arabe à l’européenne, c’est-à-dire basée sur le rapprochement d’Etats démocratiques qui ouvrent leurs espaces, leurs marchés, etc., cette solution nous ramènerait des décennies en arrière, au Moyen-âge.  

 

 

 

Voir aussi :

 

SYRIE - Faut-il une intervention militaire occidentale? 

 

SYRIE - Le régime al-Assad pratique la torture « à la chaîne »…

 

  

carte syrie

 

 

© Cet article peut être librement reproduit, sous condition d'en mentionner la source (www.pierrepiccinin.eu)

 

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